LA RUE GRENETTE

La pioche et le marteau démolissent la rue
Étroite, tortueuse, où l’humidité pue,
Où les pavés sont durs, raboteux, inégaux,
Où les murs sont caducs, où croupissent les eaux,
D’Annecy primitif reliques surannées,
Qu’on appelle Grenette, et que, dès tant d’années,
Sans lumière, sans ciel, sans air et sans égout,
Les Édiles anciens conservèrent debout.
Près d’un lacustre amas de piliers et portiques,
Le peuple végétait dans de sombres boutiques
Et des chambres, taudis que jamais le soleil
N’éclaira de son feu salutaire et vermeil.
De l’allée au grenier, des escaliers funèbres
Passaient par chaque étage, à travers les ténèbres.
Dans les caves, parmi les brocs et les tonneaux
Sautaient et coassaient grenouilles et crapauds.
Les rats, les scorpions, les cafards, les punaises,
Avec les habitants accommodaient leurs aises.
Le recoin des piliers était un urinoir,
Le bord de la chaussée, un fangeux déversoir.
En ces logis, couverts par des toits centenaires,
Des générations d’indigents prolétaires
Ont connu le travail, la misère et l’amour.
Malingres, les parents, hélas ! mettaient au jour
Des enfants scrofuleux, difformes, rachitiques.
Jeune fille au teint blême, aux lèvres anémiques,
Ton corps n’a pas de chairs, ton œil est enfiévré !
Par la compassion le cœur est attiré
Vers toi le rejeton de souche maladive,
Condamnée à languir, étiolée et plaintive !
Toi, débile conscrit, ta constitution
T’interdit de jamais servir la Nation !…
Mais les temps sont venus où la santé publique
Des Administrateurs est le souci pratique :
À l’œuvre ! Exécutez les ordres du Conseil,
Démolisseurs ! Donnez de l’air et du soleil
À ce triste quartier ! Renversez les murailles !
De ses vieilles maisons remuez les entrailles !
Sans repos, sans merci, multipliez les coups !…
Des faîtes dénudés s’échappent des hiboux
Maudissant le progrès, le vote des Édiles,
Et cherchant, effarés, des réduits plus tranquilles.
Les insectes, les rats, chassés de leurs abris,
Périssent écrasés sous un amas de débris.
Des combles jusqu’au sol le travail continue,
Et bientôt, la malsaine et ténébreuse rue
Sera dans les esprits un lointain souvenir.
Du moins, souvenons-nous que, pour la démolir,
Il a fallu longtemps combattre la routine
Et l’Opposition qui vainement s’obstine,
N’ayant pu, sous son règne, aboutir à ce but,
À prêcher que, hors d’elle, il n’est pas de salut.

Ephise Simond, in Poésies annéciennes : voix alpestres, Ed. chez l’auteur, 1895.
Poème rédigé le 27 mai 1891.


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