LA RUE GRENETTE

« L’élection de M. Brunier a été accueillie avec satisfaction par la population des vieux quartiers, qui compte beaucoup sur lui pour la démolition de la rue Grenette. »

Journaux annéciens du 28 septembre 1889.

Humble rue, aux sombres portiques,
On te menace de nouveau !…
Dédaigneux des vieilles boutiques,
Notre commerce porte beau.

Dès qu’un député se présente,
Ou même un simple conseiller,
On sent la foule indifférente
À ton sujet se réveiller…

C’est toi qui fait honte à la ville !
C’est ta faute si l’étranger
Dont ta vue échauffe la bile
Se hâte de déménager.

Haro, haro sur toi, première
Cause des maux dont nous souffrons !
Aujourd’hui, c’est de la lumière,
C’est le grand jour que nous voulons !

Dans nos magasins à la mode
Le soleil éclaire en entrant
Mainte et mainte page du code
Dont on était trop ignorant.

Par exemple, pour la faillite,
Qui pouvait dire dans quels cas
Un filou se réhabilite,
Sauf, peut-être, les avocats ?

À présent, l’on n’est plus si bête,
Nous sommes loin du temps jadis !…
Sous prétexte de vivre honnête,
On végétait dans ces taudis.

Quelles apparences mesquines !
Quelle peur de se ruiner !
Maintenant, il faut des vitrines
Où l’on puisse se pavaner.

Tant pis si quelque traite arrive
Avant qu’on ait de quoi solder !
La morale est à la dérive :
On a tôt fait de liquider.

Il est bien vrai que des génies,
Saint François, Favre et Vaugelas,
Sous tes voûtes, alors bénies,
Ont abrité longtemps leurs pas.

Mais, qu’importe à nos élégantes ?…
Au diable toutes les vertus,
S’il faut qu’à tes dalles branlantes
S’accrochent leurs talons pointus ?…

Pauvre quartier de la Grenette,
L’austère a fait place au joli,
Sainte Chantal à Gredinette, –
Et, ma foi, ton rôle est rempli !

Tu peux t’en aller pierre à pierre
Sous le marteau de l’avenir,
Sans qu’il tombe d’une paupière
Une larme à ton souvenir !…

Tout n’était pas, pourtant, sans charme
Dans cet endroit déshérité :
Le monde y poussait comme un charme,
Si j’en crois ce qu’on m’a conté !

L’on y voyait encor naguère
Six familles de quinze enfants !
Ah ! ne leur jetez pas la pierre :
La nuit y durait si longtemps !

Je n’irai pas jusqu’à vous dire
Que les produits fussent fameux :
Non ; quelques-uns prêtaient à rire
Et bon nombre étaient scrofuleux.

Mais, comme l’a dit un poète,
Créer est le travail des dieux,
Même si l’œuvre est imparfaite !
Or, on créait à qui mieux mieux.

Où sont les ardeurs disparues ?…
On fait des lois, mais c’est trop tard :
Les habitants des belles rues
Se contentent d’un seul moutard !

Piffero, in La Savoie illustrée, journal hebdomadaire n°6, du 10 novembre 1889.


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