J’ai passé des journées, de l’aube au crépuscule, seul au fond d’une barque, à me laisser ballotter sur l’eau bleue profonde du lac d’Annecy.
Je m’en allais entre ombre et lumière, près de la rive de Duingt, au pied des arbres centenaires du château.
Je n’avais pas d’ancre et je laissais pendre les rames.
Un léger clapotis me maintenait à l’état de veille, mais les yeux ouverts, je vivais un rêve entre deux puretés, le ciel et l’eau.
Je me persuadais que ce que j’écrirais un jour devait s’inspirer de cette clarté-là. Je remerciais la Providence de me faire jouir de tels moments.

Le miroitement de l’eau et la chaleur de l’été me livraient tout entier à une paresse exquise, où je me faisais à moi-même des promesses d’action – sans bouger.
J’arrivais dans la torpeur à l’hallucination. La sensation de mon corps m’échappait ;
Le lac avait quatre cent mètres de profondeur : je n’y distinguais que des choses indistinctes. Je vivais des heures loin de toute réalité…

Puis brusquement, sans crier gare, un gros bateau blanc, bourgeoisement bâti, sur deux aubes maladroites, venait tout déranger, tout abolir, me faire danser dans ses remous.
J’apercevais à cent mètres les têtes inertes des touristes. Je leur tournais vivement le dos ; je reprenais mes rames ; je rentrais.- Eh bien ! Me demandait-on. Qu’est-ce que tu as fait ? Tu as pêché ?
Je répondais : Oh ! des poissons si petits que je les ai remis à l’eau !
Ces poissons imaginaires, c’étaient mes rêves que je laissais là-bas, pour les retrouver le lendemain.

René Benjamin, in L’homme à la recherche de son âme : témoignage d’un Français sur le drame de ce temps, Plon, 1943


Clefs : extrait poétique | songe | détente | abstraction | évasion | abandon