ANNECY
SOIT
LES MARQUISATS EN 1820

Séjour où la simple nature
Nous ravit en chaque saison,
Modestes abris de verdure
Où, sur des sièges de gazon,
L’on se livre à des rêveries,
Vos réduits, vos rives fleuries
À mes yeux ont bien plus de prix
Que les palais dont le vulgaire
Admire la structure fière
Et les majestueux lambris.

Que j’aime à voir cette eau limpide,
Joli ruisseau, qui, dans son lit,
Tantôt indécise et timide,
Sous le taillis coule sans bruit ;
Tantôt, en nappe transparente,
Se précipite de la pente,
Et, s’évaporant dans les airs,
Retombe en humide poussière
Qui, s’insinuant dans la terre,
En féconde les sucs divers.

Sur le haut d’un coteau magique,
À l’abri du froid aquilon,
Est une grotte romantique (1)
Dont le magnifique horizon
S’étend sur l’humide surface
D’un lac uni comme une glace,
Entouré de nombreux hameaux
Où, tranquille au sein des orages,
Un peuple composé de sages,
S’occupe à d’utiles travaux.

ANNECY, toujours la première
Et la reine de nos cités,
Élève là sa tête altière
Sur ses rivages enchantés.
Cœurs généreux, sans artifice,
Des lettres faisant leur délice,
Ses fils sont aimés d’Apollon ;
Ses filles, chastes et jolies,
Femmes charmantes, accomplies,
Ont reçu la sagesse en don.

Avec son étang privé d’onde,
Son omnibus, méchant haquet
Comprimant, étouffant son monde,
Ses vieux cerisiers pour bouquet,
Pour être, ô songe ! son égale,
Ranopol, sa vaine rivale,
A beau poser, se torturer,
Quand le Fier n’ira plus au Rhône,
Quand le Chéran sera la Saône,
Ranopol pourra l’espérer.

Où sont ses ports, ses quais splendides
Dont un Dieu traça les contours,
Son beau jardin des Hespérides,
Ses hautes et superbes tours
Où les yeux lisent : Éternelles ;
Ses cygnes blancs, gentes nacelles
Ondulant sur les eaux du lac ?
Se distinguant en toutes choses,
Annecy cultive les roses,
Et ne prise pas le tabac.

Est-ce un Trianon, est-ce un temple
Cet édifice souriant (2)
Que l’étranger ravi contemple,
Miracle d’art de l’Orient ?
Être cher, celui qu’il abrite,
Grand, élevé par son mérite,
Par sa modestie est plus grand.
Par ses bienfaits il se décèle ;
Au talent d’écrire il excelle :
Le lecteur a nommé Ferrand.

Sous des berceaux dont le silence
Inspire l’esprit et le cœur,
Durant les tourments de l’absence
De celle qui fait son bonheur.
Le pâtre à sa flute rustique
Fait dire un air mélancolique
Qui, par les échos répété,
Charme sa peine qu’il oublie,
Et lui fait, loin de son amie,
Goûter une autre volupté.

Ô bonheur! de l’épais feuillage
J’ai vu tressaillir les rameaux.
Rossignol, suspends ton ramage ;
Ne roulez pas, bruyants ruisseaux,
Les flots de votre eau crystalline :
Mon cœur me dit : c’est Euphrosine !
C’est Euphrosine. Je la vois !
Fleurs, reconnaissez votre reine.
Zéphyrs, de votre douce haleine
Embaumez, parfumez ces bois.

Mais, ô prodige ! devant elle
Tout s’anime, tout s’embellit
Et prend une splendeur nouvelle.
De plaisir le gazon frémit
Sous son pied léger qu’il l’effleure ;
Pan surpris quitte sa demeure,
Et, suivant un penchant nouveau,
Sur ses pieds fourchus, en cadence,
Se meut, s’assouplit, se balance,
En soufflant dans son chalumeau.

Ô viens, ô viens, mon bien suprême,
Par qui je respire et je vis ;
Que j’aimai d’un amour extrême
Du premier jour que je te vis !
Je suis à toi, daigne m’en croire,
Le ciel m’entend, je m’en fais gloire,
Je suis à toi, c’est pour toujours :
Avant que, devenu volage,
Une autre obtienne mon hommage,
La Parque aura tranché mes jours.

Salut, bienfaisante fontaine
Dont l’urne est au pied du coteau !
Moins célèbre que l’hippocrène,
Ton destin n’en est pas moins beau :
Aux muses elle est consacrée ;
Mais dans son onde révérée
L’envie ose plonger ses traits :
La tienne attire les bergères ;
Témoin de leurs danses légères,
Tu réfléchis leurs doux attraits.

Sur les bords de cette eau propice
Où la beauté vient se mirer,
Où croît l’Iris et le Narcisse
Qui semble encore s’admirer,
Tous les matins, avant l’aurore,
Dans la belle saison de Flore,
Et dans celle des blonds épis,
Comme à la source de Jouvence,
Un couple fortuné s’avance,
Nouveaux Philémon et Baucis

Tout y retrace à leur pensée
Mille souvenirs des plus doux ;
Là, leur ardeur s’est prononcée,
Ils s’y donnaient leurs rendez-vous ;
Là, sous le verdoyant feuillage,
Ces amants au printemps de l’âge,
En se faisant mille serments,
Devant la jalouse naïade,
Mêlaient aux bruits de la cascade
Celui de leurs embrassements.

Sur le sein ravissant de Flore,
Oui, jouez avec les amours,
Vous qui voyez briller encore
Le cercle d’or de vos beaux jours.
La vie est un éclair qui passe,
Un son qui se perd dans l’espace,
Un festin où l’on est debout :
Profitez du moment suprême :
La faulx du temps, dès ce soir même,
Demain, vous privera de tout.

C’est surtout l’ardente jeunesse
Qui fréquente ces lieux fleuris ;
C’est toi, des Vierges du Permesse
Disciple aimé que je chéris. (3)
Ainsi le flambeau du Parnasse,
L’enjoué, le galant Horace,
Épris des beautés de Tibur
Y promenait ses rêveries
En foulant l’émail des prairies,
Sous un ciel constamment d’azur.

Auprès de l’épouse adorée
Que tu reçus des mains du sort,
De toutes les grâces parée,
Sache rester toujours au port.
Au large règnent les orages,
Les autans, pères des naufrages :
Au léger souffle du zéphyr,
Dans votre enclos, demeure sainte,
Sages époux, voyez, sans crainte,
Se dérouler votre avenir.

À l’amitié soyons fidèles,
Nous partisans des doctes sœurs :
Ainsi que de ces Immortelles,
Son culte est rempli de douceurs.
Pour le vieil ami que l’on quitte,
Un désolant aérolithe ;
À celui dont on est quitté
La défection, interdite,
Traînant un remords et maudite,
Est une grande adversité.

Hélas ! hélas ! des esprits même
Connus pour très-supérieurs,
Sont à genoux devant l’emblème
De la fortune et des grandeurs.
Paraître est à quoi l’on aspire,
On n’en dort pas, on en soupire ;
On tremble d’être surpassé ;
On entoure, on accueille un drille
Pour le faux éclat dont il brille,
Et l’honnête homme est effacé.

Vous, des murs qu’habitaient nos pères
Non moins l’orgueil, docteur Fleuret,
Docteur Callies, Despine frères,
Anthonioz, cousins Rosset,
Charles Carron, que le ciel juste
Vous ait tous en sa garde auguste,
De vos ans prolonge le cours !
À quelqu’un de vous s’il arrive,
Nobles cœurs, que je lui survive,
Mes regrets le suivront toujours. (4)

Et toi, de la libre Helvétie
Enfant né pour lui faire honneur,
Venu jeune dans ma patrie
Pour ajouter à son bonheur,
J’approuve ta philosophie,
Que, pour cheminer dans la vie.
Il faut être droit et adroit ;
Mais toi, retournant la devise,
À chaque pas, chaque entreprise,
Tu fus toujours adroit et droit.

Aux riches plaines du Salève
Que doraient leurs rayons vermeils,
Heures qui fuyaient comme un rêve,
Nous vîmes nos premiers soleils.
Sur les doux nœuds qui nous lièrent.
Que les saisons fortifièrent,
Ton cœur n’a jamais transigé ;
Au sein des honneurs où tout change,
Le fait soit dit à ta louange,
Laeuffer, tes mœurs n’ont pas changé. (5)

Mais pardonnez, jeune étrangère,
Si j’interromps vos doux accords :
Une vertueuse bergère
Jadis a vécu sur ces bords.
Déjà commençait la journée
Qui devait du dieu d’hyménée
Pour elle allumer le flambeau ;
Comme vous elle était jolie :
Soudain au monde elle est ravie,
Et vous chantez sur son tombeau. (6)

Brillant et léger météore,
Ange de candeur et d’amour,
Elle apparut avec l’aurore
Et ne vit pas la fin du jour.
Quoi ! vous pleurez, jeune étrangère !
Du destin de cette bergère
Je sens que je deviens jaloux.
Cette même tombe, auprès d’elle,
Enferme la cendre fidèle
De son inconsolable époux.

De ses jours il fut idolâtre
Tant que l’abusa l’avenir ;
Resté seul, dans l’onde bleuâtre,
Il s’empressa de les finir.
Ce marbre blanc caché sous l’herbe,
Sans être un monument superbe,
A de quoi suffire à leurs vœux,
Un grand souvenir le décore :
Ici vint rêver, jeune encore,
Le chantre immortel de Saint-Preux.

Mânes de Philippe et d’Adèle,
Recevez mes tendres adieux.
Un autre souvenir m’appelle,
Comme vous je hantai ces lieux.
Salut ! noyer de la prairie, (7)
Dont l’ombre vaste se marie
À celle du vert coudrier,
Qu’avec transport je vous admire,
Je me retrouve et je respire
Sous votre dôme hospitalier !

Combien de fois fuyant la ville,
Esquivant un maître grondeur, (8)
Je vins en ce charmant asile
Goûter le calme et la fraîcheur !
En vain, dans les airs balancée,
La grande cloche du Lycée, (9)
Me donnait son bruyant signal,
J’oubliais son appel sonore,
Pour rêver avec Pythagore,
Lucrèce, Montaigne ou Raynal.

Oh ! sous vos fortunés ombrages,
Si j’avais toujours reposé,
Combien j’eusse évité d’orages
Où je dus me voir exposé !
Me livrant, dans ma solitude,
Au charme attrayant de l’étude,
M’égarant sur le double mont,
Peut-être, au Temple de mémoire,
Un jour, des palmes de la gloire
Eussé-je vu ceindre mon front.

Mais à la lueur des étoiles,
Aussi moi, j’eus à diriger,
Rameur inexpert et sans voiles,
Sur les mers mon esquif léger.
Vers le pôle, objet du voyage,
Lui cherchant toujours un passage,
Quoique tant de fois abusé,
Me recommandant à Neptune,
Je rends grâces à la fortune
S’il n’est pas encore brisé.

Séjour où tout plaît, tout enchante,
Vous me rappelez de beaux jours
Et les charmes de mon amante,
Et nos malheureuses amours.
Ah ! parfois sur vos doux rivages,
Puissent à de chères images
Les songes venir l’attacher !
Tendres fleurs, vous naîtrez sous elle ;
Mais vous, zéphyrs, elle est fidèle,
Gardez-vous bien de l’approcher.

Gaspar Descombes, in Annecy soit les Marquisats en 1820, poème descriptif-philosophique, à Annecy, Imprimerie de Louis Thésio, 1866.
Poème dans son orthographe d’origine.

Notes de l’auteur :

1. La grotte de la Puyat, à présent détruite.

2. Le palais de la Préfecture.

3. M. Prosper Dunant.

4. Je regrette beaucoup que le cadre de la strophe ne m’ait permis de joindre ici les noms de MM. L’avocat Chaumontel Pierre, Aimé Burdet, Jacques Liévremont, Cébès Burnod, ancien élève de l’école de Saint-Cyr, feld-maréchal au service de Russie.

5. Jean Gottfried Laeuffer (1793-1874).

6. Les contemporains peuvent se souvenir d’avoir vu, à quelques mètres au nord-est de l’emplacement actuel de la fontaine des Marquisats, au-dessous de la route, sur le terrain alors inculte, une tombe ancienne que le temps avait respectée.

7. Grand noyer qui, de son ombre poétique, protégeait les personnes qui venaient se reposer sur le gazon aux alentours de la fontaine avant qu’elle eût été transférée où elle est maintenant.

8. M. le chanoine B…., professeur de logique, à qui M.Georges Gay, alors mon condisciple, devenu plus tard le digne et savant curé de la paroisse de Saint-Germain-sous-Albens, joua ce tour d’espièglerie. S’étant, un jour de marché, emparé de l’âne d’un paysan, il réussit à le faire monter par l’étroit escalier à coquille qui conduisait à la classe de notre professeur, au premier étage, et à l’installer dans sa chaire ; cela fait, il s’enfuit en tirant sur soi la porte, qui se referma. Le révérend, venu ensuite, à son heure, l’ouvrir, suivi de ses élèves, fut singulièrement ébahi d’y trouver sa place occupée par cet étrange personnage.

9. La grande cloche de l’église de Notre-Dame sonnait alors l’entrée et la sortie des classes.


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