À ma nacelle,
sur le lac d’Annecy

Vogue en paix, vogue, ma nacelle !
Où tu voudras, au gré du vent.
Tu peux errer, l’onde étincelle ;
Nous voguerons tous deux souvent.

Mes pieds dans les sentiers du monde
Se sont blessés, se sont meurtris ;
J’ai marché dans la boue immonde,
Au milieu des pleurs et des cris.
Car j’ai vu les plaines lointaines,
Et j’ai souffert et je suis las.
Au fond de mes Alpes hautaines,
Tout courbé, je reviens, hélas !

Heureux qui peut, après l’absence,
Saluer son jeune horizon !
Au doux pays de sa naissance,
Heureux qui revoit sa maison !
Voici ma Puya solitaire :
Forêt cascade au bruit flatteur !
Ici pour moi finit la terre,
Mon cœur le dit, est-il menteur ?

La nature est calme et charmante,
Elle sourit ; ah ! désormais
Je voue un culte à cette amante
Qui du moins n’a trompé jamais.
Au bord des flots, dans le silence,
Le saule incline ses rameaux ;
Plus loin, le peuplier s’élance ;
Ces lieux, c’est l’oubli de nos maux.

De Sevrier au roc de Chère,
Reconnaissant les environs,
À toi de t’ébattre, ô ma chère !
Libre de voile et d’avirons.
Ici, le toit d’Eugène Sue ;
Là, de saint Bernard le berceau ;
La ruine à gauche aperçue,
Est-ce la maison de Rousseau ?

À chaque pas, ce sont des gloires
Dormant entre les bois épais ;
C’est Duingt, c’est Menthon, c’est Talloires.
Mais je ne cherche que la paix.
Le voyageur dont l’âme vibre
Au chant allègre du retour
Désire avec toi rester libre
En suivant du lac le contour.

Ô barque à l’allure tranquille !
J’aime avec toi l’or des roseaux,
Les cygnes respectés, leur île
Et le clapotage des eaux.
Ma gracieuse ! barque sûre !
Fuyant le bruit, les embarras,
Je n’aime que le frais murmure
Dans la solitude là-bas.

Vogue donc, vogue, ma nacelle !
Où tu voudras, au gré du vent.
Tu peux errer, l’onde étincelle ;
Nous voguerons tous deux souvent.

Constant Berlioz, in La Savoie pittoresque et les feuilles poétiques de son histoire, Librairie Bergoin, Rumilly, 1892.
Poème écrit en 1869


Clef : barque | abandon | relâche | paysage