AU FIL DE L’EAU

Comme elle pèse lourd aux rames qui la fendent
L’eau si tendre pourtant qu’un faible souffle émeut !
L’effort éteint le chant aux lèvres qui le scandent
Et ferme au couchant d’or les âmes et les yeux.

Tu t’assurais en vain de ta peine prévue,
En vain tu la bravais : trop tôt tu reconnus
Que tu ne savais pas la blessure attendue ;
Il fallut te raidir, après le coup reçu.

Trahi, tu n’as pas pu deviner sans colère
Ceux-là par qui dut s’accomplir la trahison,
Ceux-là dont les rancœurs secrètes s’accordèrent,
Pour aboyer, meute craintive, à ton talon.

Fais pleurer maintenant les rames immobiles,
Abandonne ton âme à ce charme éternel :
À la clarté du lac, à la grâce de l’île,
À la sérénité souveraine du ciel.

L’injustice est toujours un aveu d’impuissance ;
Mais la force, parfois, défaille à trop souffrir.
Hier, ton dédain laissa trahir ta confiance,
Et tu plains aujourd’hui ceux qui purent trahir.

Que de mauvais orgueil ta pitié dépouillée
Tende à leur morne soif la neige de la paix,
Et que, pour épargner leur faiblesse souillée,
Ton pardon soit viril et se taise à jamais.

Oh ! laisse encor le flot bercer ta barque lente !
Laisse entrer dans tes yeux le beau jour qui se meurt,
Et laisse aller ta peine au fil de l’eau qui chante !…
Vers le port, un à un, s’efforcent les rameurs.

Vois, le frisson du soir, dans les saules plus sombres,
N’émeut pas une branche à travers l’île aux Cygnes,
Mais au miroir de l’eau toute la rive sombre,
Car le flot du vapeur brise et mêle les lignes

Des images qu’agite ou berce le lac bleu.
Ta tristesse n’est rien qu’un flot mêlant des ombres,
Ta tristesse n’est rien, ô mon cœur, si tu peux
Te garder pur et doux comme un duvet de cygne.

Mathilde Trombert (1885-1971), in Échos et reflets, Ed. chez J. Abry, 1913


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