-SOUVENIR D’ANNECY-

L’ALLUMETTE
ou
GLOIRE À BERTHOLLET

Ô toi, qui trouvas le phosphore
Souffre que je t’encense un peu ;
Car du Volga jusqu’au Bosphore
Ton nom vient de passer au bleu.
Mais je veux qu’on te fasse fête
Et qu’on t’offre plus d’un bouquet,
Car si j’allume une allumette,
Je te le dois, ô Berthollet.

Avec l’allumette, j’allume
Un régalia délicieux,
Qui, pendant que je le consume,
Me conduit au chemin des cieux.
Il me semble qu’une fillette,
Aux cheveux blonds, au teint de lait,
Veut allumer mon allumette,
Le souffres-tu, dis, Berthollet ?

Mais tout ceci n’est qu’un doux songe,
Car je m’éveille auprès de toi :
Il fait nuit, il faut que je songe
À me remettre sous mon toit.
Partons…, c’est bien noir…, et moi… bête,
Je me butte contre un bosquet ;
Offre-moi donc une allumette
Pour sortir de là, Berthollet.

Oh! cette femme emmitouflée !
Que fait-elle dans ce jardin ?
Serait-ce une biche égarée,
Qui cherche par ici son daim ?
Peut-être : elle a l’air inquiète,
Elle écarte son mantelet…
Chercherait-elle une allumette ?
Offre-moi vite Berthollet.

Oh! bonheur, l’indiscret nuage
Cachant la lune s’est enfui :
Je vois un idéal visage
Plus brillant que l’astre de nuit.
Vers ta statue elle s’arrête,
Mon cœur comment es-tu donc fait ?
Tu prends ainsi qu’une allumette.
C’est de ta faute, Berthollet ;

Tu l’auras enduit de phosphore
Pendant notre court entretien.
Si je pouvais l’éteindre, encore
Cela ne serait presque rien.
Mais non, le feu gagne et projette
Ses flammes, oh ! comme un bienfait,
Approche, approche, une allumette
Près de son cœur, ô Berthollet,

Et qu’elle sente que je l’aime,
Que l’on réunisse nos feux
Et que d’un moment suprême,
Nous nous éteignions tous les deux.
Hélas ! ton ombre est donc muette ?
Tu n’es donc plus qu’un feu-follet,
Puisque tu n’as une allumette
Pour l’allumer, ô Berthollet.

Comme elle a des airs de marquise ;
Des cheveux noués avec art ;
Que sa taille est mignonne, exquise,
Vrai, je n’y peux plus tenir, car
Il faut qu’à ses pieds je me jette
Sur le thym et le serpolet
Mais que faire, si l’allumette
N’est pas bonne, dis, Berthollet.

Pendant ce temps, ma ténébreuse
Avait toujours le front baissé,
Et par une brise amoureuse
Son visage était caressé.
Que cherche-telle sur l’herbette ?
Oh ! doux bonheur, elle disait :
« Oh ! si j’avais une allumette ! »
Que dois-je faire, ô Berthollet ?

« C’est bien ici, reprit la belle,
Je l’ai perdu dans cet endroit ;
Oh ! maman que me dira-t-elle ?
Et j’étais avec Godefroi. »
Gare le bouillon, ma coquette
Si tu l’as perdu, c’est bien fait,
Je vais offrir une allumette,
Qu’en dis-tu, mon bon Berthollet ?

Qui ne dis rien, consent. J’avance
Vers elle à petits pas pressés
Et lui dit sans nulle jactance :
« Oh ! mademoiselle, souffrez
Que cette présence indiscrète,
Puisse vous procurer l’objet
Que vous cherchez. » Et l’allumette
T’illumina, cher Berthollet,

Au moment où l’infortunée
Poussait un petit cri d’effroi ;
Elle fut vite rassurée
Voyant que je me tenais coi.
Du bonheur j’atteignis le faîte
Mais l’allumette me brûlait,
Je rallumais une allumette,
Implorant toujours Berthollet.

« Nous allons le chercher ensemble*»
Reprit-elle : Je tressaillis
Et dis : « Mais, ma belle, il me semble
Que c’est plutôt dans ce taillis
Qu’il s’est perdu. » Mais inquiète
Elle dit : « Non. » Ça me grillait.
Je rallumais une allumette
Implorant toujours Berthollet,

Vous avez raison, ma jolie
Il s’est envolé de vos bras
Et ce serait une folie
Que de le chercher ici-bas.
Elle est loin, la belle fauvette,
Dans les cieux… ça me rôtissait…
Je rallumais une allumette,
Implorant toujours Berthollet.

Et je repris ma conférence :
Je lui parlais de la pudeur,
De l’oranger, de l’innocence,
Du lis, cette blanche fleur,
De la rose, de la violette
De… mon doigt se carbonisait,
Je rallumais une allumette
Implorant, toujours Berthollet.

Elle semblait ne pas comprendre
Mon long sermon prétentieux,
Elle me fixait d’un air tendre…
Lorsque poussant un cri joyeux
Elle se jeta sur l’herbette
Et s’écria : « Je l’ai, je l’ai »
Mon doigt flambait et l’allumette
Était éteinte, ô Berthollet.

Tout était retombé dans l’ombre,
Moi, d’amour, j’étais éperdu,
Mais je repris dans la nuit sombre :
« Ah ça ! qu’aviez-vous donc perdu ? »
Elle dit : « Oh ! Monsieur, c’est bête,
C’était… C’était ? Mon bracelet…
Si vous aviez une allumette,
Nous pourrions quitter Berthollet. »

Mon cœur frémit d’impatience,
Il m’en restait une, ô Bidard !
Et je tressaillis d’espérance
Voyant que j’étais si veinard.
Je pris la main de la fillette
Lui disant : « Si cela vous plaît. »
Elle dit : « Oui. » Mon allumette
Tu peux remercier Berthollet.

Je la conduisis dans ma chambre,
Elle palpitait de plaisirs ;
Car il fait bien froid en décembre,
Au chaud on a plus de désirs.
Je lui dis d’une façon nette :
« Je t’aime. » ô chance ! elle m’aimait.
Et tout cela pour l’allumette
Que je devais à Berthollet.

Vrai ! ce fut une nuit bien belle,
Pleine de chants, de voluptés,
Je t’aime, la phrase éternelle,
Était le refrain des baisers…
L’auteur a chanté l’allumette.
Maintenant, Messieurs, il voudrait
Que l’un de vous qui l’a lu, mette
Des fleurs aux pieds de Berthollet.

FIN.

Annecy. Janvier 1880.

Alexandre Ballet, in L’allumette – Souvenir d’Annecy, Ed. Hérisson & Cie, Annecy, 1880.

Statue de Claude Louis Berthollet à Annecy
Statue de Claude Louis Berthollet dans les jardins de l’Europe – Par le sculpteur Carlo Marochetti

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