Anthologie poétique

Le lac d’Annecy – Poème par Ephise Simond

LE LAC D’ANNECY

I.

Ô beau lac d’Annecy, bien modeste est ma lyre
Pour moduler le chant que ta splendeur inspire !
Pour vibrer de concert aux murmures des eaux,
Aux souffles des sommets, aux soupirs des coteaux !
La rive du soleil, des monts nus, gris et rudes,
Où le raisin mûrit au pied des altitudes,
La rive où la verdure émaille les hauteurs,
Et les vieux souvenirs qui ravivent les cœurs,
Trouveront-ils jamais, pour chanter leur poème,
Une voix qui s’élève à leur charme suprême !
Leur auréole émet à l’alpestre cité
Un radieux éclat de grâce et de beauté.

La montagne profile une croupe élégante
Et, sur la ville incline, à l’occident, sa pente,
Ménageant aux loisirs de nombreux promeneurs
La Jeanne et la Puya, bocages enchanteurs.
Plus loin, vers Sevrier, où la cerise abonde,
Et Saint-Jorioz, marais et campagne féconde,
Le Semnoz s’abaissant, vert de prés et de bois,
Moins fier que la Tournette, aux abruptes parois,
Pousse nonchalamment vers la plage voisine
Les agrestes vallons et la douce colline ;
L’émeraude ruisselle au-dessus du saphir
Ondulant sur le lac plissé par le zéphir.

Sur l’autre bord, Veyrier, pittoresque village,
S’allonge au flanc d’un mont descendant au rivage.
Sa grotte a conservé le nom des Sarrasins.
Une ruine évoque un des grands écrivains :
De cette aire escarpée, au sein de la verdure,
Rousseau, qui l’illustra, contemplait la nature ;
Par l’œuvre merveilleuse ébloui de lueur,
Il élevait son âme au divin Créateur.
Superbe vision : le ciel et les montagnes…
Les horizons lointains… le lac et les campagnes !…
Ô poète ! Ton cœur chantait au Dieu du jour
L’hymne de la jeunesse enflammé par l’amour.

Le soleil attiré par cette côte altière,
Vient inonder Menthon de vie et de lumière ;
Vallon délicieux encadré de sapins,
Il épand les bienfaits de ses thermes romains.
Saint-Bernard y naquit ; de son manoir antique
La fierté se marie à la grâce héraldique.
Dans les airs, la Tournette avance son fauteuil
Et mire dans le lac sa masse et son orgueil.
Voguons !… Le roc de Chère, imposant promontoire,
Cache à l’accès du Nord la beauté de Talloires,
Oasis du midi dans un site hivernal,
Abbaye où le moine était peu monacal.

Un détroit qu’une fée, à l’époque mythique,
Aurait voulu franchir par un pont fantastique,
Entre Talloires et Duingt, versant du mont Talfert,
Bouche d’un second lac, le montre découvert.
Symbole de la force inconnue et latente,
La fée a l’idéal que le génie enfante.
À Duingt, sur la montagne, épars sont les débris
De murs où la légende a placé son logis,
Plus haut qu’un Marollet, jeu taillé dans la roche,
Et qu’une ancienne tour observant leur approche.
Plus moderne se carre un vaniteux château
Près d’un lacustre îlot noyé sous la fleur d’eau.

Voici le petit lac, romantique merveille,
Étincelant d’azur au sein d’une corbeille
De sévères rochers dessinant ses contours,
De bois et de gazons dominant les labours,
De crêtes et de pics dressés sur la montagne !
Ô Bredannaz, tu fus glorieux en Espagne !
Et Doussard, à la pointe, a des fourrés obscurs
Dont l’ours et sa lignée aiment les abris sûrs.
Arrêtons-nous !… Faverges étend vers Albertville,
Par sa riche vallée, une route facile ;
Mais, Annecy m’invite à regagner son port
Pour suivre le courant qu’en épanche le bord.

II.

Le Thiou, né du désir de l’onde fugitive,
Abandonnant du lac la paternelle rive,
S’écoule par la ville en multiples canaux.
Repoussé par les pieds de l’ombrageux Semnoz,
Il n’accélère pas sa démarche indolente
Et, mollement couché, par la plaine serpente.
La colline accostée au tertre d’Aléry
L’empêche d’incliner ses eaux vers Chambéry.
Égout de sa cité, facteur de l’industrie,
Il va tomber à Cran, où son cours se marie,
En sortant par un bond de son calme discret,
Au Fier, qui le reçoit près du pont de Tasset.

Du travailleur humain la force est centuplée
Par l’action de l’onde à son œuvre accouplée.
Contraint à ce labeur, le Thiou prête ses eaux
Aux fabriques de Cran, à la scie, aux fourneaux
Le coton qu’Annecy fila pour le tissage,
S’enroule à des roquets, uni par l’ourdissage ;
La machine à parer lui donne de l’apprêt
Pendant qu’à des rouleaux la chaîne se transmet ;
Un métier, dirigé par la main d’une femme,
Suivant chaque armature en dispose la trame.
Dès qu’elle aura reçu le lustre et la couleur
L’étoffe tentera le goût de l’acheteur.

Le frais tissu devient, par l’usage, guenille,
De même que le temps fane la jeune fille.
Les chiffons sont bientôt transformés en papier
De la pensée humaine insensible héritier,
Par l’opération de la force hydraulique
Adjointe aux ouvriers d’une humide fabrique.
D’abord en pâte, ensuite en feuilles convertis,
Imbibés par les bains à leur corps impartis,
Ils n’en sont détrempés et mis au satinage
Qu’après avoir été, pour tomber au séchage,
Cuits, défilés, blanchis, raffinés, épurés,
Sur la toile et le feutre étendus et serrés.

Si la tendre Vénus, déesse de Cythère,
Est propice aux amours de l’accorte ouvrière,
Et si Mars est encore un galant séducteur,
Vulcain, dans la fournaise où coule sa sueur.
Noir ouvrier du fer, à l’usine travaille.
Les riblons, les rebuts d’acier et de ferraille,
Rajeunis par le feu que n’éteint pas le soir,
Lingots incandescents passés au laminoir,
Tranchés par la cisaille, investis d’une forme,
Sortent transfigurés de leur vieillesse informe.
Rien ne meurt. Stimulé par l’approche du Fier,
Le Thiou s’allie au feu pour torturer le fer.
Pressé de partager le large lit du Rhône,
Le Fier, robuste enfant des montagnes de Thônes,
Après qu’il a bravé Tournette et Parmelan,
Et caressé les Fins jusqu’aux portes de Cran,
S’engouffre, à Lovagny, dans une gorge obscure
Dont ses flots ont creusé la profonde fissure,
Abîme mugissant, défilé tortueux,
Serrés par des rochers escaladant les cieux.
Rumilly lui résiste ; il se fraye un passage
Par un val montueux et finit son voyage,
Ayant franchi les rocs, le sable et le limon,
Impétueux et rude, aussi fier que son nom.

III.

Le lac est le penseur, l’artiste, le poète,
Imbu de visions éblouissant sa tête ;
Rêveur ouvrant son âme à la sérénité
Des contemplations, épris de la beauté ;
Victorieux du temps, qui continue et passe
Sans marquer sur les eaux le sillon de sa trace ;
Miroir réfléchissant, par l’extase éclairé,
L’infini dont le ciel est le voile éthéré,
Et les formes, l’aspect, les ombres, la lumière,
Que le cours des saisons imprime à la matière.
Le monde est un domaine où règne le penseur :
La force est l’instrument, l’idée et le moteur.
Ainsi le Thiou, conquis par l’homme à son usage,
Déverse à l’industrie un docile servage,
Par le sort comparable au vivant ouvrier
Du coton, du métal, du bois et du papier.
Tous deux, calmes et forts, ont une humble existence :
À leur part le travail, à d’autres l’opulence.
Et le Fier ?… Ah ! Le Fier, vigoureux montagnard,
N’est-il pas ton image, ô vaillant Savoyard !
Indomptable, fougueux, supérieur aux obstacles,
Sa tenace énergie enfante des miracles ;
Il s’élance en avant ; d’un long frémissement
Sa voix porte alentour le retentissement ;
Par un assaut rapide il écarte, il renverse,
À travers les combats, la résistance adverse ;
Et, vainqueur, il arrive, en atteignant son but,
Dans le fleuve français ouvert à son tribut.
Guidés par la nature et par la providence,
Et les eaux et les cœurs sont allés à la France.

Ephise Simond, in Poésies annéciennes, voix alpestres, 1895, Ed. chez l’auteur


Clefs : descriptif | passé industriel | métiers | usage de l’eau

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  1. Marie-Pierre

    Voilà un poème qui touche plein de domaines… et nous rappelle le passé industrieux voire industriel de cette région. Que de changements depuis la fin du 19ème siècle ! Le style, lui aussi de l’époque et il ne faut pas perdre le rythme…

  2. Quelle merveille cette poésie en hommage au Lac d’Annecy. Des rimes qui me font chaud au cœur car, comme dirais nos amis Québécois, « je suis tombée en amour » pour Annecy et son lac il y a une vingtaine d’années et je ne me lasse pas de l’admirer. Bravo pour cet écrit ! Bonne continuation

  3. Flavie

    Sa m’aide bien pour ma rédaction sur le lac d’Annecy

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